Saturday, August 18, 2007

L'ange déchu de la rue de Phénicie.



Je suis comme toi, Ô Nuit, constant et éperdu ; dans ma poitrine gisent embaumés dans leurs larmes, des milliers d'amants dans des linceuls de baisers flétris.

Gibran Khalil Gibran.
La nuit et le fou.

* * * *


J’aurais voulu entamer ce récit avec la formule sempiternelle ‘’il était une fois’’, mais ce que j’ai à raconter aujourd’hui n’a rien d’un conte de fée, mais plutôt d’un conte vrai de Beyrouth ; de L’AUTRE Beyrouth, celui qui sombra à jamais dans les flammes de la démence, des pierres croulantes des immeubles éventrés, et de l’horreur des nuits sans lune sur ses décombres de ville-cimetière où la nature avait repris ses droits ; et du vent glacial qui hululait désormais dans ses rues mortes à travers la végétation sauvage qui avait craquelé l’asphalte et brisé les pavés, et de ses chiens errants qui, pour avoir goûté à la chair humaine, avaient renoué après des millénaires de domesticité, avec la nature première de leur vénérable Grand-Maitre ancestral, le Loup.

* * * *

Jadis en descendant Souk-el-Tawilé, on arrivait jusqu’au fameux restaurant Oriental ‘’Al Ajami’’ dont le renommé ‘’Chawarma’’, une pure et savante merveille qui fondait dans la bouche, et la glace Arabe authentique à la crème ‘’Kachta’’, parfumée au mastic d’Alep ‘’Miské’’ et pavée de pistaches vertes avaient atteint un niveau de perfection qui ne sera jamais plus égalé.

Plus loin, du côté de la mer, vous accueillait le mythique restaurant Libanais du ‘’Bahri’’ et son propriétaire, le non moins célèbre Mitri Tueini, un très grand Monsieur, et grand ami de ma famille.

Que de fois ne l’ais-je entendu affirmer à mon père que les noms des ‘’sept familles’’ Chrétiennes et Musulmanes, [dont les Tuéini et les Tyan] fondatrices de la ville de Beyrouth commençaient toutes selon lui, par la lettre : T ?!?

Réalité ou fanfaronnades de Beyrouthin, il demeure que la table incroyable de Mitri qui croulait sous les mezzés les plus raffinés, du ‘’Batrakh’’ Egyptien le plus rare, au succulent ‘’Tarama’’ ou caviar Grec tout frais, des viandes, poissons et fruits de mer les plus exquis jusqu’aux croquettes chaudes aux crevettes et les épaisses tranches de fromage ‘’Halloum’’ que l’on vous servait dorées au beurre dans des terrines brûlantes, était une réelle évidence. .

Sur le même trajet, le Palm Beach Hôtel était devenu une borne incontournable depuis que la bande du théâtre de dix heures y avait établi ses quartiers généraux ; et tous les soirs, les Beyrouthins avaient rendez-vous avec Pierre et Cécile Gédéon, Gaston Chikhany, Dudul et les autres, pour les voir sur scène, tourner allégrement en dérision toutes les ‘’stars’’ de la politique Libanaise.

De l’autre côté, semblable à une citadelle au milieu de la Méditerranée, trônait le magnifique Saint-Georges, superbe hôtel à cinq étoiles [authentiques] et rendez-vous de l’élite Beyrouthine et de la jet-set Internationale.

La capitale incontestée de la vie nocturne à Beyrouth et dans tout l’Orient était la région De Zeitouné et ses ramifications qui s’étendaient jusqu’à la rue de Phénicie. Bars et boites de nuit, mais surtout des cabarets [conception aujourd’hui presque disparue au Liban] à la renommée mondiale tels le Venus, le Lido, le Kit-Kat ou les Caves du Roy offraient des numéros de standing International.

L’ « Epi Club » du dynamique et talentueux Toros Siranossian qui vivait à l’époque ses plus beaux jours, parraina les débuts Internationaux de Dalida, de Mireille Mathieu, de Nana Mouskouri et d’un certain Julio Iglesias.
Des noms tels Brel, Bécaud ou Aznavour y étaient des têtes d’affiche régulières.

C’est vers la fin de ces temps, et peu avant l’éruption du volcan qui fit voler en éclats les rêves et les fables du petit paradis Méditerranéen, que les habitués de la vie nocturne Beyrouthine virent l’inauguration du dernier-né de leurs cabarets qui arborait le même titre que le temple Parisien du strip-tease, le « Crazy Horse Saloon », auquel je dois un des plus mémorables ‘’éblouissements’’ de ma vie.

En ce temps là, j’entamais tout juste une carrière professionnelle des plus fructueuses, j’étais jeune, libre et indépendant avec de l’allure, du caractère, de l’argent, et de la testostérone à gogo.

C’était sur l’invitation d’un soir d’un ami de longue date que je mis les pieds pour la première fois au ‘’Crazy Horse’’.

N’ayant jamais été particulièrement porté vers le voyeurisme, il me faut dire que j’acceptais en ce temps-là l’invitation de mon ami parce que j’aimais bien sa compagnie, son intellectualisme et sa vaste culture. Malheureusement, je constatais une fois sur place qu’il nous était virtuellement impossible d’échanger la moindre bribe de conversation cohérente vu la musique qui était débitée à pleins décibels, et me résolus donc de reporter mon attention sur le manège des filles qui se succédaient devant moi pour se foutre à poil.

Une douce torpeur m’envahissait déjà lorsqu’ELLE apparut sur scène pour clore la première partie du show ; et mon cœur fit deux ou trois ratés.

Devant moi, grande, mince et souple comme une liane, suintant la sensualité animale de tous les pores de sa peau soyeuse et basanée de métisse Amazonienne, se tenait l’incarnation même du DIABLE, dans toute sa fascination envoûtante et sulfureuse.

Une beauté incroyable à peine voilée par le mince cache-sexe réglementaire exigé par la dame censure de l’époque, des petits seins arrogants et fermes qui défiaient les lois de la pesanteur dans toutes les postures et un corps musclé de sportive sans une once de graisse mais qui conservait cependant là où il le fallait, les courbes gracieuses qui caractérisent une anatomie féminine absolument exceptionnelle.

Mais c’était surtout l’aura de sexualité à l’état pur, brut et fondamental que tout son être torride dégageait, même à l’état statique, qui me bouleversa.

Sur mes instances pressantes, mon ami qui connaissait mieux que moi les labyrinthes de la nuit, exprima à qui de droit le désir de voir ‘’Jungle Queen’’ [ô le sobriquet ridicule], partager notre table. C’est ainsi qu’une demi-heure plus tard, la Brésilienne Carmen Silva, moulée dans une simple robe noire, les cheveux brillants d’un noir de jais sobrement tirés vers l’arrière, très légèrement maquillée et sans artifices ni bijoux était assise devant moi.

Elle n’en était que plus fascinante.

Champagne. (C’était désormais moi qui régalais).

A mon grand étonnement, la belle me voyant commander du Dom Pérignon, exprima gentiment de sa voix chantante et un peu rauque, [elle fumait des Luckies sans filtre] dans un assez bon Anglais, qu’elle préférerait au cas où cela ne me dérangerait pas du Mumm ‘Cordon Rouge’ (bien moins cher !!!).

Maintenant assise devant moi, je découvrais de près le visage de cette créature extraordinaire. Plutôt allongé, les pommettes hautes et prononcées, le nez légèrement épaté et les lèvres gourmandes et ourlées découvraient de temps en temps une dentition éblouissante.

Mais c’étaient les yeux qui m’arrêtèrent le plus, des yeux d’un noir absolu, plutôt petits, langoureux et comme ensommeillés, mais traversés en de furtifs instants d’éclairs d’une dureté peu commune.

Plus la soirée avançait, plus j’étais sous l’envoûtement de cette fascinante créature dont l’esprit s’avéra encore plus extraordinaire que le physique et lorsque mon ami et moi prirent congé d’elle, je m’inclinais cérémonieusement et lui fis un baisemain comme on en fait à une grande dame ; elle eut un sourire imperceptible et s’approcha de moi jusqu’à ce que je sentis la chaleur de son corps contre le mien, puis soudain, et de la façon la plus inattendue, m’effleura furtivement les lèvres des siennes, me soufflant au passage : Wait for me.

Mon ami me quitta sur les goguenardises d’usage et je suivis Carmen qui habitait à deux pas du club dans un complexe d’appartements meublés.

Décrire ce que je ressentis lorsque je me retrouvais tout seul avec elle dans la cage d’ascendeur, et la façon dont elle se lova voluptueusement contre moi, me murmurant dans le cou des mots en Portugais entrecoupés de halètements rauques, dépasse mes facultés d’écriture…

* * * *

A peine vingt minutes plus tard, un taxi me débarqua à trois heures du matin devant le café trottoir ‘’La Dolce Vita’’ à Raouché.

A un maître Habib étonné, je commandais un double cognac à la place de mon double express habituel et m’accoudais à la table, la chemise encore béante, la cravate défaite, et la tête entre les mains.

La foudre tombant du ciel droit sur mon crane m’aurait moins ‘’sonné’’.

Carmen Silva, la ‘’jungle queen’’ Amazonienne qui m’avait enflammé le sang et les sens était un travesti.

Un transsexuel quoi. Un mec comme moi !

Et dire que j’avais encore ‘’son’’ parfum qui me collait à la chemise.

Ibrahim Tyan.

10 comments:

  1. HA!HA!HA!
    Et je me demandais pourquoi vingt minutes plus tard tu étais déjà à Raouché. Sacré Ibrahim! Quelle aventure!
    Je me rappelle très bien de Ajami et de la rue de Tripoli. Dans l'album Circa 1958 que ma soeur m'a rapporté de Beyrouth la semaine dernière, il y a une belle photo prise devant les anciens bureaux du Nahar, près de Ajami et au coin de la rue Fakhry Bey. Une autre photo a été prise devant Khan Antoun Bey du xoté du vieux port. À propos de Ajami, mon père avait appris un jour d'un inspecteur de la santé publique (sohhiyé)que la fameuse crème glacée au 'ashta' était contaminée de bactéries nocives. Cela n'a pas empêché ma mère et ma tante Naela de m'emmener souvent chez Ajami pour la déguster. Quant au Shawarma de Ajami, mon père avait la manie d'envoyer son planton pour nous apporter des sandwiches sans tarator ni légumes par souci de santé!
    Mon père a grandi à Ain El-Mraissé, rue Ibn Sina, où il a habité jusqu'à ma naissance en 1966. Il m'a souvent raconté ses aventures dans les cabarets ;)

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    1. Dear Mr. Tyan and Gentle People of this blog:
      From Anna Cordoba, New York, Reporter at Times Square Press, New York, www.timessquarepress.com

      In New York, we are publishing (Very soon) a mega book on the arts, theater and cinema of the golden age of cinema in Egypt, and arts, film, and theater in Lebanon of the era of 1957-1977.
      We need the collaboration of Lebanese who lived during those days and were familiar with the theater and cinema of this epoch in Lebanon, the actors, the actresses, the films, the directors. We welcome their stories, commentaries, news, articles, which we will include in the book "The Rise and Fall of Egyptian Cinema and Arts in the Middle East (And Why Stars did not become rich). Please write to me (Anna Cordoba), and send me any material and photos you have on the subjects. This is a book-tribute to the great artists of the Middle East and Lebanon. Email me please at newyorkgate@aol.com , attention: Anna Cordoba.
      I hope you will post this text on your website, and encourage your audience to contact me, for preserving the memory of the great artists of Lebanon, and the lost beautiful days of Lebanon during la belle époque. Thank you, Anna Cordoba, New York

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  2. Hello Kheir,

    Quelle fantastique coïncidence, car moi aussi j’envoyais régulièrement mon planton de Hamra avec ma voiture pour me rapporter des sandwiches au Chawarma de chez Ajami, ‘’sans Tarator ni légumes’’ mais avec un peu du jus de cuisson dessus, pas par souci hygiénique cependant, mais pour garder intact le goût de cette viande sublime et de son assaisonnement unique. Quant à la crème glacée au ‘’Ashta’’, je m’en suis gavé à cœur joie. Je crois que les Libanais sont immunisés contre ce genre de microbes et bactéries.

    Mon aventure avec Carmen Silva qui fut un des chocs majeurs dans ma vie n’est pas rapportée gratuitement dans le texte.

    Le Symbolisme est clair et fort : Telle cette superbe femme qui en fin de compte ne l’était pas, le paradis factice Libanais à vite montré son côté infernal une fois le cache-sexe des conventions politico-sociales mensongères à été ôté.

    L’horreur du premier paragraphe dans le texte, rejoint le choc terrible du dernier paragraphe. Au milieu, s’étale comme d’habitude le texte ‘’paradisiaque’’.

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  3. Ibrahim, je viens de trouver un vidéo sur Utube sur notre descente aux enfers

    http://www.youtube.com/watch?v=aeMLQ5G3wRw

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  4. @ Kheir,

    Merci l’ami pour ce poignant voyage à rebours que tu m’as offert.

    En faisant bien attention à la narration qui accompagne les images, on s’aperçoit avec grande tristesse que si les choses ont un peu changé de forme aujourd’hui, ils n’ont guère changé de fond.

    Le virus Libanais est tenace et je le crains fatal.

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  5. héhéhé
    comme quoi l'habit ne fait pas le moine...
    :)

    Merci pour vos chroniques de l'ancien Beyrouth encore une fois

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  6. @ Frenchy,

    Ben oui ! De quoi semer le doute dans le cœur du fidèle le plus fervent :) ;-)

    C’est à moi de vous remercier encore et toujours pour votre appréciation et votre encouragement constants.

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  7. Saisissant et excellent le recit :-D

    Une description toujours aussi agreable et impressionnante de la capitale

    Une articulation toujours aussi surprenante du recit

    Et une aventure qui ferait partie de cet ouvrage qu'on attend impatiemment, meme si vous vous n'etes pas encore resolu a le faire !

    Vous brosserez certainement le portrait passe present futur de Beyrouth et dans toutes ces facettes, politique, historique, sociale, artistique, nostalgique ... Les recits d'Abou Ragheb, au cafe de Ain Mraysse, au Beyrouth by Night dans toute sa splendeur ...

    Sans oublier la note humoristique melee a une touche tantot romantique, tantot satirique, tantot classique, mais surtout votre griffe personnelle.

    Et enfin pour revenir a ce billet, il est vraiment extraordinaire :-D

    Marie-Josée
    http://blog.libnanews.com/mariejosee/

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  8. Chere Marie-Josée.

    Avant de répondre à votre aimable commentaire sur le récit « L’ange déchu de la rue de Phénicie », j’ai été agréablement surpris en visitant votre blog ce soir d’y trouver un nouveau poème ‘’de révolte’’ comme je les aime.

    Connaissant déjà vos poèmes d’adolescence, et poursuivant avec attention depuis presque 1 an la publication de vos nouveaux écrits sur votre ancien site, je suis aujourd’hui sous l’impression que vous êtes sur le seuil d’une nouvelle période qui s’annonce différente et extrêmement fructueuse. Quelle chance !
    Vous allez vous étonner vous-même, mais pas le vieux bloggeur qui à toujours décelé l’étincelle de la différence même dans vos essais d’adolescente.

    Merci pour toutes les choses aimables et généreuses que vous dites sur mes écrits, et que je ne mérite pas [franchement].

    Après tout, je n’oublie pas que j’écris depuis à peine un an alors que la personne qui à la gentillesse de m’encourager à déjà derrière elle une ŒUVRE littéraire bien définie et des recueils déjà publiés.

    Et qui de surplus, s’exprime aussi bien en vers qu’en prose, alors que mon seul et unique essai poétique que j’ai fait il n’y a pas très longtemps est une expérience que je m’efforce d’oublier.

    J’ai déjà entamé mon livre, lentement et avec beaucoup de soin ; mais plus j’avance, plus je me rends compte de 2 choses :

    1) Il ne passera pas le cap de Dame censure Libanaise.
    2) Si je le publie dehors, je ferais bien de prendre en même temps les mesures nécessaires pour y demander l’asile politique.

    Amitiés.

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  9. ai découvert votre blog par hasard..
    un régal.. de tous les sens.. ou presque :) grâce à l'imagination, tout devient si vrai et exaltant.
    Merci pour cette tranche de vie.

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