Tuesday, April 15, 2008

Les univers parallèles d'Aïn-el-Mraïsseh.


Assis sur mon banc préféré face a la Méditerranée d’Aïn-el-Mraïsseh je lisais le nouvel éditorial de Georges Naccache paru aujourd’hui même a la une du journal ‘’L’Orient’’ et qui porte un titre augural : ‘’Deux négations ne font pas une nation’’.

J’aurais bien pu en écrire un a mon tour qui s’intitulerait : ‘’Un don n’est pas toujours une Bénédiction’’


Venus du yacht club de l’hôtel Saint-Georges, des canots à moteur fendaient avec un chuintement sourd la surface du miroir aquatique cristallin qui s’étendait à perte de vue devant moi, entraînant dans leur sillage les skieurs nautiques, Poséidon modernes chevauchant allégrement la vague, le vent et la joie de vivre. .

A quelques dizaines de kilomètres de ce tableau idyllique, les tribus conquérantes de Lévi, Yehouda, Zabulon et Nephtali, ainsi que d’autres venus des quartes coins du globe, achevaient d’assurer leur mainmise sur la terre promise ; et les hordes vaincues des Philistins, déracinés de leur univers séculaire, campaient déjà sur la terre du cèdre, hagards, affamés et rengorgeant du fond des yeux la haine universelle.

Au 13 avril 2008, quelques centaines de Libanais répondront timidement a l’appel de l’association ‘’Offre-Joie’’ pour dire ‘’plus jamais’’ a la guerre civile qui fit dans leurs rangs plus de 100.000 morts, 300.000 blessés et un million de déportés ; paradoxalement, ils se rallieront toujours par centaines de milliers aux appels fanatiques, sectaires et divisionnistes, alimentant leur infâme désunion.

S’il est vrai qu’avec le temps, l’Histoire a tendance à se répéter, il est aussi vrai que cela n’arrive que chez les peuples incultes.

Au fond, qu'est-ce que le temps ? Personne ne le sait vraiment. Et pour cause : dès que l'on s'intéresse à lui de trop près, il se durcit systématiquement en énigme…

Un filet invisible tomba soudain sur la place inondée de soleil en ce glorieux midi de Février ; le gazouillis des enfants, les cris des mouettes, et le chien qui jappait allégrement derrière la balle cessèrent énigmatiquement pour faire place à un silence minéralisé.

Assis sur mon banc, je regardais Hajj Abou-Ragheb qui me tournait le dos, fumant sa cigarette face a la mer, lorsqu’à l’horizon devant lui se profila une énorme nuée noire venue du côté de l’hôtel Saint-Georges.

Pendant de longues secondes l’insupportable silence régna encore avant que la première onde vibratoire ne vienne transpercer les êtres et les choses d’une vrille infernale doublée d’un hideux grondement sourd qui allait en s’amplifiant avec la cruauté de l’inexorable.

L’une après l’autre, les vitres de l’immeuble derrière moi volèrent en mille éclats comme de vulgaires coquilles d’œuf ; Abou Ragheb, pétrifié tel une statue de sel me regarda avec des yeux vides de toute expression :

_ Qu’Allah le Miséricordieux nous vienne en aide !

Mais déjà je ne l’entendais plus ; derrière lui, une nuée ardente pointait au firmament de la sombre nébuleuse qui recouvrait à présent l’horizon en entier, et au centre de laquelle se détachaient nettement semblables à des langues de feu, les Cavaliers.

Chacun comprend de quoi l'on parle lorsqu'on parle du Temps. Nul besoin d'être Kant, Einstein ou Heidegger (ou même Proust) pour y aller de son petit avis personnel. Mais que signifie au juste une phrase aussi simple que : « le temps passe », et que nous répétons inlassablement tant elle nous semble pétrie de bon sens ? Personne ne conteste que le temps est ce qui fait que toute chose passe, mais de là à dire que c'est le temps lui-même qui passe, n'est-ce pas là commettre un abus de langage ou s’exposer a un dérapage de sens ?

Au café d’Aïn-el-Mraïsseh, Hicham, Bilal et Zeidan étaient aux petits soins pour les deux nouveaux venus d’un certain âge et dont la mise soignée et les bonnes manières dénotaient des clients de choix.

_ Fameuse trouvaille que cet endroit magnifique ya Abou Youssef (ah si Joe l’entendrait m’appeler ainsi !), et si bien caché. Tu y viens souvent ?

_ C’est bien la première fois ya Abou Bahaa’ (Un mensonge ? Oui et non !). Des amis me l’avaient recommandé mais je tenais à l’inaugurer avec toi. Alors qu’est ce qu’on boit ?

Une gêne que je m’empressai de dissiper traversa furtivement le regard pénétrant du Grand Homme.

_Tu sais ya Abou Bahaa’, ici personne ne te connais ; tu as ma garantie formelle.

_ Je m’en suis aperçu et j’en suis bien étonné ! Bof…, allons-y pour de l’Arak puisqu’on va commencer par les mezzés.

Ayant pris soin dès notre entrée de glisser discrètement un joli billet craquant de LL. 25 dans la patte du cuistot ébahi, (ce brave Mahmoud qui ne soupçonne même pas combien on se connaît…), la sarabande affriolante des petits plats plus délicieux les uns que les autres déferla sur notre table.

Après le deuxième verre, Abou Bahaa’ tomba la veste, dénoua la cravate et se rabattit voluptueusement sur le dossier de son siège avec un soupir d’extase.

- Ah ya Abou Youssef, comme j’avais besoin de cette soirée et combien ce Mdardara est une pure merveille dont je n’en ai goûté de pareil depuis l’époque de mon enfance a Saïda.

Quittant sa table au fin fond de la jetée, un jeune homme de belle prestance accompagné d’une femme qui exhalait le sui generis libidinal de tous les pores de son anatomie sculpturale gagna la sortie suivi par les salutations serviles des larbins ; et bien qu’il ne me reconnut point (comment l'aurait-il pu?) mon sang a son passage ne fit qu’un tour.

_ Belle pouliche, s’exclama Abou Bahaa’ rendu romantique par la tendre nuit d’été, le doux murmure des vagues et l’Arak d’excellente qualité. – C’est beau l’amour.

Ayant suffisamment repris mes esprits je lui rétorquais :

_ Pour la nana, je n’en sais rien ; mais pour ce qui est du mec, mon petit doigt me dit que ses intentions au mieux ne doivent en aucune façon excéder celles du Cheikh Mouhammad el Nefzaoui.

_ Hahahaha ! S’esclaffa le Grand Homme ; tu me cites enfin là une référence familière, pas comme tes deux hurluberlus de stratèges dont tu m’en as rabattu les oreilles pendant tout l’aprèm.

_ Tu veux sans doute parler de Machiavel et de Clausewitz.

_ Oui c’est bien cela. Crois-moi mon cher ami, si ces gens-là avaient quelque valeur, ils n’auraient jamais passé leur vie à trimer pour les autres. Tiens, prends par exemple mon Fouad, c’est là un homme brillant et un excellent second ; mais catapulte-le a la première place, et tu le verras déconner de première.

_ que te fait dire cela ?

_ Simple. Il a certes des qualifications que je ne possède pas, par contre il manque totalement de vision.

Sur ce, Mahmoud s’emmena en personne avec les brochettes fumantes de tendre Méchoui, Kafta et Chiche-Taouk, et des Sultan Ibrahim croustillants.

_ Ho ho ho ! Quel delice mon cher. Tu me traites-là comme un roi Ô Abou Youssef mon ami.

_Tu es bel et bien un roi ya Abou Bahaa’ ; et même que ta royauté est bien plus authentique que celle de celui qui se considère comme ton monarque et bienfaiteur.

Ici je crus voir une ombre traverser le visage du Grand Homme ; rêveusement il se parla beaucoup plus qu’il ne m'adressa :

_ Beaucoup d’erreurs et beaucoup trop de concessions…mais la partie est loin d’être finie, en fait elle vient tout juste de commencer…

Puis reprenant contenance, il me fixa de son regard redevenu perçant :

_ Par Allah tout puissant, et sa sainte volonté qui voulut bien nous réunir en cette merveilleuse soirée, je te jure ya Abou Youssef que je n’aurais de répit que lorsque le Liban redeviendra le paradis de l’Orient et Beyrouth sa perle rare.

_ Kassak (a ta santé) Abou Bahaa’

Redevenu joyeux et expansif Abou Bahaa’ m’annonça :

_ Tiens, j’invite demain chez moi un lot de gens fort intéressants à déjeuner et je voudrais que tu sois de la partie.

_ …

_ Tatata. Je n’admets aucune excuse. Demain (Inch’ Allah) tu me rejoins au café de ‘’l’étoile’’ où j’y serais de 11H. Jusqu’à midi en compagnie de Bassel (un autre intello comme tu les aimes.)

_ (L’impuissance, l’agonie et le silence... Ce maudit code de passivité et du SILENCE sous peine de déclencher une réaction en chaine aux proportions inimaginables…).

_ Alors tu viens ?

_ Inch’Allah ya Abou Bahaa’ murmurais-je la mort dans l’âme ; Inch’Allah.



Ibrahim Tyan.

* Visitez, « Les carnets du Beyrouthin ».

2 comments:

  1. Une pensée pour toi et tous ceux qui te sont chers ainsi que pour tout le Liban.
    Amitiés,

    Sixt'

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  2. Ibrahim, ton mutisme dans les circonstances actuelles m'inquiète!

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