
La photo ci-dessus représente le quartier de Zeitouné d'avant-guerre au crépuscule. [Cliquez pour agrandir] L’immeuble Starco apparaît dans la photo, ainsi que la mer qui arrivait jusqu'aux remparts de la ville avant que les quais immenses de la Marina du grand bienfaiteur ne viennent la refouler bien loin. Ainsi que le gigantesque silo en béton érigé pour étouffer l’hôtel Saint Georges qui n’apparaît pas ici, mais qui bouche complètement l’horizon au promeneur.
Admirez aussi la belle balustrade de pierre de style Ottoman qui bordait l’avenue, et qui à été remplacée depuis par une barre de fer.
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La traversée du cœur de Beyrouth, ce ‘’Downtown’’ de sa nouvelle appellation populaire, et région de SOLIDERE, de sa désignation administrative et foncière, est un des périples les plus riches et les plus édifiants qu’il est donné à un mortel d’effectuer, à condition d’avoir les yeux ouverts et les pieds bien sur terre et non sur un nuage de fumée ou de fumisteries.
Dès 1976, le gros du travail de destruction du centre de Beyrouth et de sa transformation en un no man’s land qui divisait la capitale en deux tranches distinctes, Chrétienne et Musulmane avait déjà été accompli ; et les quelques rares périodes de répit advenus après cette date furent mis à profit par les bulldozers de l’homme d’argent venu du Sud pour achever de rendre irréparables les outrages des miliciens, toujours sous prétexte d’aide ‘’bénévole’’ de la part du ‘’grand bienfaiteur’’ qui s’est découvert une âme de Beyrouthin et une passion démesurée pour tout ce qui se rapporte à cette Ville-Aubaine dont la seule évocation suffisait désormais pour lui mouiller d’émotion les yeux et de convoitise les babines.
« Beyrouth aux Beyrouthins » fut l’un de ses slogans favoris, aujourd’hui repris à grand fracas médiatique par son cheikh de rejeton.
Pourtant à y penser sérieusement, cette devise absurde, rengorgeant le chauvinisme arrogant et la xénophobie, rejette ipso facto son titulaire aux racines Méridionales, ainsi que son Wahhabite de marmot, hors de l’égrégore éclectique des Beyrouthins de pure souche.
Avec la déchéance des villes mythiques de l’Est de la Méditerranée, comme Tyr, Sidon, Tripoli, Saint-Jean-D’acre et dernièrement la belle Alexandrie étouffée par le zèle Nationaliste Nassérien, Le dernier joyau resté presque intact était la ville de toutes les villes, et la perle de toutes les perles, Beyrouth l’incomparable qui coule dans mes veines avec mon sang, et que le Cheikh Wahhabite prétends aujourd’hui, chérir plus tendrement et en connaître l’intérêt mieux que moi.
Avec le déclin de la vague de nationalisme Arabe des années 1950/1960, une équation idiote et arbitraire prédomina dans le monde Arabe, et qui stipulait : Arabe = Musulman, aujourd’hui en passe d’être supplantée par une autre formule encore plus aberrante : Musulman = Sunnite.
Cette ligne de pensée [si on peut la qualifier comme telle], sera l’origine de ruine et de dégradation inimaginables dans le monde Arabe à tous les niveaux.
Aujourd’hui, un autre cliché, extrait de la même veine, est en passe d’être pernicieusement implanté dans l’inconscient Libanais : Beyrouthin = Sunnite.
Avec toutes les conséquences qu’une telle aliénation ignorantissime et ridicule peut entrainer.
Dans le Beyrouth d’avant 1975 que je connais intimement, se côtoyaient l’Européen, le juif Levantin, l’Arabe, le Turc, l’Arménien, le Kurde et le Persan. Tout l’Orient était représenté et personne ne pensait à différencier entre ces hommes à partir de leur race, fortune, confession ou idéologie.
Un bel exemple de cette union était une grande banque Française sur la place, où je fis mes débuts dans les années 1960, et dont le PDG était un Français, le directeur-adjoint un Chrétien Libanais, le sous-directeur auquel j’étais directement affilié, un Juif Libanais natif d’Alep, tandis que mon chef immédiat au service du crédit documentaire où je travaillais était un Musulman appartenant à une des plus vieilles familles Sunnites de Beyrouth.
Je n’oublierais jamais le banquet d’adieu donné en l’honneur de notre Directeur Français lorsqu’il reçut l’ordre de réintégrer Paris, suite à une sérieuse promotion qui le plaçait au sein du conseil général d’administration, et les larmes amères qu’il versa, lui d’habitude si réservé, en levant son verre et en déclarant d’une voix tremblante qu’il n’oublierait jamais ce beau pays où il passa avec sa famille les plus beaux jours de leur existence.
In Vino Veritas !
Mais Beyrouth fait aussi partie des choses qui méritent d’être pleurées.
Le cœur de Beyrouth était un plaisir pour les yeux. Deux cents ans d’histoire et d’architecture Méditerranéenne étaient encore préservés sur les façades d’immeubles qui rappelaient tour à tour Florence, Gêne, Marseille, Venise, Salonique et Istanbul. Un parfum de paradis fait des relents d’épices des anciens souks (voir : Ombres et visages), mêlé aux effluves de café avec ou sans cardamome renvoyé par les nombreux vieux cafés pittoresques, flottait sur ces lieux paradisiaques que l’urbanisme sauvage et la modernité exclusivement argentifère n’avait pas encore altérés.
Comme épargné des horreurs qui agitaient le monde extérieur, Beyrouth continuait à vivre de sa propre vie à son propre rythme, loin de la guerre froide, du conflit Israélo-arabe, des différends entre les régimes Arabes, mais surtout, inconscient du changement hideux advenu dans le monde Occidental qui à troqué entretemps son prestigieux héritage Gréco-romain fait de savoir et de lumière, contre une étroite identité Judéo-chrétienne, et d’un monde ‘’Islamique’’ livré de plus en plus aux mouvements extrémistes du ‘’Djihad’’, et du ‘’Takfir’’.
En ces temps-là, les Eglises, les Mosquées et les Synagogues (eh oui !) de Beyrouth représentaient véritablement une symbiose unique de cultures et de croyances différentes, les seuls critères en vigueur étant la famille, la profession, le quartier et l’amitié millénaire entre les différences.
Voila ce qui rendit les Beyrouthins aussi coriaces devant l’adversité, avec cette volonté stoïque de continuer à vivre comme si de rien n’était, attitude qui frisait parfois l’inconscience et l’absurde, et qui laissa le reste du Monde pantois.
Mais à défaut des canons de la guerre civile [incivile], c’est l’effritement économique qui finit par avoir raison de la farouche résistance de cette urbanité complexe et merveilleuse, face aux nouveaux requins de la finance, qui attendaient patiemment leur heure pour faire main basse sur la ville.
Un matraquage médiatique diaboliquement organisé à réussi à leurrer beaucoup de personnes de bonne volonté, surtout dans le rang des jeunes qui ignorent tout de ce Liban d’antan, suite à une désinformation systématique qui rejetait tout le blâme du drame Libanais sur les ‘’générations précédentes’’, et les nouveaux Barons de la Finance, les mêmes qui ont dépossédé les vieux Beyrouthins de leur ville par ruse et escroquerie, ou simplement par l’usage de la force, se parent aujourd’hui comme étant les représentants de la ‘’culture de la vie’’ et les seuls garants pour l’avenir du Liban.
De quel avenir parlent-ils donc ?
De celui des politiciens véreux, des miliciens et criminels de guerre ou des journalistes mercenaires ?
Ou serait-il celui des couches souterraines superposées d’histoire, éliminées à la dynamite du cœur même de Beyrouth, véritable assassinat de la mémoire, pour ériger à leur emplacement, des rêves factices climatisés de verre et d'acier ?
Ou serait-ce encore la mer, de plus en plus invisible sauf à partir des immeubles de luxe, et au mètre carré au prix du marché ?
Le centre ville qui séparait les deux Beyrouth au temps de la guerre est redevenu aujourd’hui une ligne de démarcation autrement plus humiliante puisqu’elle sépare désormais les riches des autres.
Et quelle culture professent-ils ?
Celle des bulldozers et de la dynamite ?
Ou celle de l’attaché-case bourré de dollars à blanchir, ou pour payer les bons et loyaux services de Fath-el-Islam ?
Ibrahim Tyan.