
Un des spectacles qui me comblait d’émerveillement lorsque j’étais enfant, était celui des camions-arrosoirs jaunes de la municipalité de Beyrouth qui déferlaient le soir et au petit matin de chaque journée d’été, aspergeant de leurs jets puissants la chaussée, balayant dans un nuage blanc de vapeur et d’embrun la poussière des rues, laissant derrière eux la voie fraîche et luisante comme après une première pluie.
Je me souviens encore de ma joie lorsque du bout de la rue, je voyais apparaître le grand véhicule jaune, flanqué de ses larges jets d’eau latéraux semblables aux ailes translucides d’une géante libellule, et de l’odeur enivrante de la pierre et du macadam mouillés qui flottait dans les lieux après son passage.
Une autre source d’enchantement était la petite camionnette-fumigène verte qui passait plusieurs fois par semaine toujours durant les après-midis, répandant un épais nuage de fumée insecticide anti-moustiques qui enveloppait le quartier pendant des instants trop brefs pour l’enfant précoce et imaginatif que j’étais, d’un manteau féerique de brouillard et de mystère.
Souvent un fourgon blanc à cage grillagée de laquelle fusait des jappements violents et des hurlements à la mort, passait dans le quartier ; c’était celui de la fourrière chargé de recueillir les chiens errants sans maître.
Pour moi, c’était jour de fête lorsque le van parquait sous notre balcon, et l’homme en descendait vêtu de son uniforme gris et muni de sa longue canne noire terminée par un lasso.
Aujourd’hui, je ne vois pratiquement plus de chiens errants dans les rues malgré la disparition des véhicules de la fourrière depuis belle lurette.
C’est qu’ils ont étés remplacés au pied levé par des tout jeunes munis d’AK-47 et M-16 à lunette télescopique, qui entre deux sniffées de chnouf, s’exercent à tirer de leur balcon sur tout ce qui bouge ; chiens, chats, rats et même quelques malheureux pigeons dont le destin funeste les emmène picorer dans le sillage de leur ligne de mire.
Faut bien tuer le temps en attendant que le temps de tuer ne vienne ; entretemps on rend service à la communauté.
Vers la fin de l’hiver, les arbres de mon quartier ainsi que ceux de tout Beyrouth (qui était une ville verte avant l’invasion urbaine de la civilisation Wahhabite) étaient consciencieusement taillés et leurs troncs recouverts d’une solution à base de chaux contre les insectes, chenilles, et autres bestioles nuisibles.
Le joli spectacle de ces arbres verts fraîchement élagués, au tronc à moitié peint en blanc qui égayait la ville de leur présence silencieuse mais bienfaisante était la première annonce de la venue du printemps.
Et puisque arbre implique naturellement oiseau, croyez moi que ça gazouillait ferme à la belle saison dans le Beyrouth d’antan.
Un autre objet de curiosité qui intriguait grandement ma nature déjà singulièrement fureteuse et inquisitive était ces nombreuses caisses massives en métal gris frappés du sceau de la république et de l’emblème du cèdre, que je voyais fixées aux murs, parsemant la route qui menait de notre ancienne maison du quartier des Jésuites jusqu’à la cathédrale de Saint-joseph de l’USJ, où mon père entreprit de m’y traîner chaque dimanche sitôt que je fus en mesure de me tenir à la verticale.
Plus tard je compris que c’étaient tout simplement les boites aux lettres des PTT ( ancien ministère de la poste, téléphone et télégraphe) dans lesquelles l’on pouvait glisser en toute confiance son enveloppe timbrée à destination de n’importe quel point du globe et recevoir la réponse à domicile, rapportée par le facteur en uniforme sur sa sempiternelle bicyclette.
Les boites aux lettres ont disparu depuis, les facteurs et les bicyclettes aussi ; mais le Cheikh Amine mon illustre voisin d’antan, qui attendait le bus de l’école sur le trottoir d’en face sous la surveillance d’une vieille bonne, est resté.
Car le meilleur s’en va ; mais reste le pire.
Plutôt que d’en pleurer, mieux vaut en rire.
Une image restée à jamais gravée dans ma mémoire d’enfant de moins de cinq ans est celle de la messe solennelle du jour de Noël célébrée en grande pompe à la basilique de Saint-Joseph en présence du président de la république le Cheikh Béchara el Khoury, court et râblé avec son faciès de bouledogue en redingote noire et chapeau haut de forme. Au dehors, le tapis rouge était déroulé et la fanfare alignée au grand complet annonçait l’arrivée de chaque personnalité éminente ou délégation étrangère.
Debout à l’intérieur de l’église à côté de mon père, c’était justement le spectacle de ces délégations étrangères avec leurs officiers fringants en tenue de parade qui me fascinait. Tout là n’était que gants blancs et sabres scintillants, poitrines médaillées, gallons et boutons dorés, panaches et épaulettes rutilants ; et ce monde féerique baignait dans la lumière irréelle distillée à travers les immenses vitraux multicolores et du parfum capiteux de l’encens mêlé à celui des belles femmes.
Une fresque splendide digne du meilleur Visconti.
C’était au temps où le Liban nouvellement indépendant vivait encore à l’heure du mandat Français et selon ses lois, règlements, et principes civiques et urbains
Mais la nature eut vite fait de reprendre ses droits et les bonnes habitudes s’effritèrent les unes après les autres, certes sous l’influence de l’environnement régional, mais aussi et surtout dû à la médiocrité générale des Libanais et de leur manque total de vision et d'éthiques les plus élémentaires.
Devant l’hégémonie Israélo-Américaine, l’influence Syro-Iranienne et la néo-culture Wahhabite qui se disputent aujourd’hui les derniers lambeaux d’un Liban moribond, une pensée que rien ni personne au monde n’aurait jadis pu m’en convaincre s’installe désormais dans ma tête au point de me la faire étaler noir sur blanc aux yeux de tous, sans le moindre embarras ni l’ombre d’une gêne :
Je regrette infiniment le temps béni du mandat Français.
Ibrahim Tyan.
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