Wednesday, November 28, 2007

Le banc des fantômes.



…Il est vrai que parfois
Près du soir les oiseaux
Ressemblent à des vagues
Et les vagues aux oiseaux
Et les hommes aux rires
Et les rires aux sanglots

Il est vrai que souvent
La mer se désenchante
Je veux dire en cela
Qu'elle chante d'autres chants
Que ceux que la mer chante
Dans les livres d’enfants…


Jacques Brel. / La ville s’endormait.


Lorsque le grand Jacques écrivit ces lignes, le cancer lui avait déjà rongé un poumon et menaçait de lui corroder l’autre. Chez l’homme, l’étincelle moribonde de la vie biologique finit par s’éteindre, mais le rayonnement de l’esprit lui subsista, traversant l’espace et le temps bien après son départ, pour illuminer en cette soirée d’automne, ces modestes pages d’un illustre inconnu dans un pays lointain, au cours d’un autre siècle.

Cela s’appelle l’immortalité.

Il est des morts plus vivants que les vivants, et des vivants encore plus morts qu’une motte d’excréments qui fut jadis un rat, qui finit une nuit, en festin pour un chat.

Assis sur mon banc de pierre sous les palmiers d’Aïn-el-Mraïsseh avec le grand Jacques à mes côtés, je respectais le silence de mon vieux compagnon ébloui devant tant d’azur intense et de parfum enivrant émanant de cette Méditerranée ancestrale dont les vagues languissantes striées de diamant et de pourpre, reflétaient la symphonie céleste qui se déroulait dans les cieux au-dessus d’elle, comme un prélude grandiose pour l’apparition dans son berceau d’écume et d’argent, de la coquille dorée abritant la Venus endormie.

Avec la mer du Nord pour dernier terrain vague
Et des vagues de dunes pour arrêter les vagues
Et de vagues rochers que les marées dépassent
Et qui ont à jamais le cœur à marée basse
Avec infiniment de brumes à venir…


Devant cette explosion luxuriante de beauté, de tendresse, de richesse et de générosité qui se déroule devant tes yeux, combien tu dois te sentir loin de ta cruelle mer du Nord, vieux compagnon.

Et combien doivent se ronger de regret, Vermeer, Van Gogh et Turner accoudés devant nous à la balustrade, pour avoir raté quand ils le pouvaient encore, l’occasion de reproduire sur leurs toiles cette luminosité incroyable ; eux qui ont passé leur existence dans la recherche éperdue de la lumière.

Tu vois mon cher Jacques le beau pays qui est le mien ?

J’aurais aimé te faire faire la connaissance de mon autre ami Abou Ragheb que tu aurais sans doute aimé, mais il est parti à l’autre bout du monde et je ne sais pas si je ne le reverrais jamais de mon vivant.

Mais d’où vient-elle donc cette belle mélodie que nous rapporte la douce brise de Novembre ?

_ Dis-donc Jacques, le mec qui arrive de là bas, ne serait-il pas… ?

Mais je vois à ton léger sourire que tu as reconnu l’ami Charles.

La mer
Au ciel d'été confond
Ses blancs moutons
Avec les anges si purs
La mer bergère d'azur
Infinie.


Divinement bien dit, et en toute simplicité !

Tu vois mon Jacques, les intellos ont la fâcheuse habitude de s’embrouiller d’un bagage un peu trop encombrant qu’ils ne savent pas toujours larguer au bon moment.

Ceci dit, moi je les aime bien, et partage avec eux leur passion pour le jazz, le Western et la bandes dessinée.

Me vient notamment à la mémoire un personnage de bande dessinée des années 1960 qui est le grand Vizir Iznogoud qui nourrissait l’ambition secrète de devenir Calife à la place du Calife.

Ce qui m’avait surtout fait rigoler à l’époque était la ressemblance physique et morale indéniable que je trouvais entre le Vizir Iznogoud et son Calife Haroun el Poussah, avec le PM Rachid Karamé et le Président Charles Helou.

Depuis, la race d’Iznogoud à fleuri sur nos entiers, de sorte que nous avons aujourd’hui :

_ Un Sayyed Hassan qui veut être Imam à la place de l’Imam.
_ Un Sanioura qui veut être président à la place du président.
_ Un Général qui veut être Patriarche à la place du Patriarche.
_ et un Hakim qui veut être Général à la place du Général.


Quant à moi mon grand Jacques, j’ai trouvé que ce qu’il me restait encore de mieux à foutre était de faire comme tes marins d’Amsterdam qui :

Se plantent le nez au ciel
Se mouchent dans les étoiles
Et ils pissent comme je pleure
Sur les femmes infidèles.


…et sur toutes les ordures qui aujourd’hui dans nos journaux, ont tous leur photo.


Ibrahim Tyan.

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Sunday, November 25, 2007

Ces ''Chrétins''...



L’étonnant est qu’après des décennies d’inconscience, d’erreurs grossières de jugement, de politique suicidaire et de lutte fratricide, les Chrétiens du Liban semblent aujourd’hui pris au dépourvu par ce qui leur arrive.

Alignés derrière un paranoïaque mégalomane et irraisonné qui voit tout en orange, ou d’un psychopathe dangereux rongé par la rancœur et qui vit encore à l’heure du « Majless-el-Harbi », sans parler de la clique restante d’opportunistes véreux, les voilà aujourd’hui scindés en deux factions secondaires vassalisées respectivement aux deux forces principales Sunnite ou Chiite au sein de la nation.

Navrante fin pour ces fondateurs véritables du Liban, qui ont fait jadis sa force, son unicité et sa raison d’être.

Leur plus haute autorité civile vient de partir laissant le siège vacant, la place déserte, la porte béante et la succession incertaine.

Ses bravacheries Matamoresques se sont soldées par un dernier message vague et ambigu à la nation, qu’il laissa le soin de lire à son chambellan essuie-tout personnel, et dans lequel il renvoyait la boule de feu vers le commandant en chef de l’armée, qui s’empressa de la rendre civilement à l’expéditeur.

Leur plus haute autorité religieuse, aujourd’hui plus vacillante que jamais, brille par son incertitude, son hésitation, ses contradictions et sa couardise. En un seul mot : par son incompétence.

Les émissaires Européens sont retournés chez eux, le Américains font semblant de regarder ailleurs et les frères Arabes nous aspergent de leurs habituels sages conseils et soutien verbal.

Entretemps une grande page de l’histoire vient d’être tournée, et quoiqu’il advienne dorénavant, la position du Christianisme au Liban et dans tout le Levant ne sera jamais plus le même.

Des uns parlent de complot Américano-Sioniste, d’autres de machination Wahhabite ou Syro-Iranienne, ou encore d’un état de statu quo rendu nécessaire dans l’attente des résultats qui émergeront du congrès d’Annapolis ; (cette dernière perspective me fait frémir, le Liban ne s’étant pas encore remis des séquelles des accords de Camp David en 1978…)

Il demeure qu’une chose est certaine : Des circonstances exceptionnelles requièrent des hommes exceptionnels.

Chez les Chrétiens du Liban, cette conjonction ne s’est pas faite.

Tels les Byzantins se querellant sur la nature du sexe des anges en 1453 alors qu'au dehors les troupes de Mehmet II s'apprêtaient à forcer les remparts de Constantinople, les Chrétiens Libanais semblent aujourd'hui plus résolus que jamais à s’entre égorger jusqu’au dernier, sur leur rafiot qui coule.

Ibrahim Tyan.

* Sur le même thème, revoir ''Nationalistes souverains ou Pharisiens et Publicains?''

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Wednesday, November 21, 2007

PARABOLE.



Dans une forêt vierge vivaient trois taureaux qu’une grande fraternité unissait. L’un d’eux était blanc comme neige, l’autre roux comme du feu et le troisième noir comme la nuit.

Ensembles ils partaient brouter l’herbe tendre des prés et se désaltérer à l’onde pure des ruisseaux dans la plus parfaite des harmonies, et ensembles ils rentraient au gîte, veillant sur la tranquillité de l’un l’autre, avec toute la sollicitude de l’authentique solidarité.

Un lion qui vivait non loin de là, se morfondait de dépit au spectacle de ces bêtes splendides qu’il aurait tant aimé se mettre sous la dent, si ce n’était leur union farouche qui les rendait invincibles même pour notre fauve, tout lion qu’il était

Ne lui restait donc que la ruse.

Un jour donc, profitant de l’absence du taureau blanc parti s’abreuver, le lion prit de part ses deux compagnons et leur tint ce discours :

_ Honorés camarades ; leur dit-il. _ Un péril funeste nous guette à tous. L’homme, cette créature abjecte et malfaisante, vient d’investir la douce tranquillité de notre vierge domaine, et n’aura de répit avant d’avoir brandi nos peaux écorchées sur les pointes de ses piques.

_ Diable, gémirent les deux bœufs atterrés ; _ que faire pour échapper à un sort si cruel ?

_ Face à ses flèches, mousquets et hallebardes ; ses cavaliers, rabatteurs et meutes féroces ; sa fourberie et sa cruauté sans limites, notre unique salut réside dans la dissimulation et la dérobade, répondit le lion ; _ je le sais d’après mon père, qui le tient de ses ancêtres.

_ Pour nous trois, continua-t-il, _ la chose est possible puisque les teintes dont la nature à agrémenté nos pelages nous permettent aisément de nous confondre avec elle ; ce qui ne va pas de même pour notre pauvre camarade blanc dont la parure éclatante le rends si repérable de nuit comme de jour ; ce qui attirera immanquablement l’homme vers son lieu de refuge, donc au vôtre, et de là au mien.

_ Débarrassons-nous donc de lui avant qu’il ne nous mène à notre perte, s’exclamèrent en chœur les deux compères, égarés par le discours terrible du prédateur.

_ Sachant combien cette pénible mais nécessaire démarche vous est haïssable, susurra le perfide félin, laissez moi donc le soin de l’accomplir moi-même pour notre bien à tous. Tout ce qu’il vous sera demandé de faire est de ne point céder à la compassion si jamais les appels au secours de votre compagnon parviennent jusqu’à vos oreilles.

C’est ainsi que le taureau blanc finit dans l’estomac du lion, et ses mugissements de détresse ne ramenèrent que leur écho.

Un temps passa avant que le lion ne revienne à la charge, prenant à part le taureau noir.

_ Ami, lui dit-il ; nous devons d’être encore en vie au sacrifice nécessaire de notre regretté compagnon blanc ; cependant tout danger est encore loin d’être écarté. Vois-tu, toi et moi sommes des bêtes furtives et silencieuses ; ce que je ne peux affirmer pour notre cher compagnon roux que la nature à doté d’un tempérament jovial et bruyant. S’il mange, boit ou dort, ce n’est que mugissements, beuglements et ronflements sonores. L’as-tu entendu piaffer ou roter ? On l’entendrait à dix lieus de la ronde, et l’homme et ses chiens ont l’oreille fine…

Ce discours eût vite fait de faire subir au taureau roux le même sort que son compagnon blanc.

Demeuré seul et sans amis, le taureau noir vécut encore quelque temps, avant que les mâchoires du lion affamé ne vinrent se refermer sur sa propre gorge, cette fois-ci sans discours ni préliminaires.

Avant de rendre l’âme, le taureau noir agonisant exhala dans un dernier éclair de lucidité tardive :

_ Ma dernière heure n’a point sonné aujourd’hui gémit-il, je mourus le jour où j'ai laissé dévorer le taureau blanc.

Ibrahim Tyan.

Note : Certaines sources attribuent l’origine de ce conte à l’Imam Ali Bin Abi Taleb. On peut le retrouver également dans Les recueils Arabes historiques suivants : مجمع الأمثال للميداني والمستقصى في أمثال العرب للزمخشري

Il n’est cependant pas exclu que les racines de cette fable ne remontent à des origines beaucoup plus lointaines appartenant au patrimoine Parsi ou même Hindou.

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Saturday, November 17, 2007

Novembre à Beyrouth.



Novembre à Beyrouth fait partie de ces cadeaux merveilleux que Mère-Nature accorde bénévolement à tout Libanais, pourvu qu’il soit béni d’yeux pour voir, de sens pour sentir, et de la sagesse nécessaire pour savourer une telle aubaine, dans la gratitude et l’humilité.

Indifférent à nos imbécilités navrantes et nos égarements funestes, le soleil continue de filer une histoire d’amour immémoriale avec notre beau pays, aussi constante et immuable que mon acharnement à cliquer systématiquement l’icône ‘’Save’’ sur l'écran de mon PC après l’écriture de chaque ligne, histoire de conserver intacts les fruits de mes pensées, avant qu’une aussi soudaine que malencontreuse coupure d’électricité ne vienne les éparpiller dans les abysses du cyberespace.

Ainsi va la vie de ces Libanais, jugés quantité tellement négligeable par la compagnie d’Electricité du Liban, qu’elle n’a daigné en aucun jour leur établir le moindre programme intelligible pour le rationnement du courant ; de telle manière que l’électricité risque de leur être coupée à toute heure, pour une période indéterminée, et ceci en un nombre de fois inconnu au cours d'une même journée.

Inconscients de leurs droits vitaux les plus légitimes et les plus fondamentaux, les Libanais continuent de ‘’militer’’ pour des lubies et des chimères, sacrifiant le précieux pour le futile et l’irremplaçable pour l’inutile, la vain, et la poursuite de vent.

* * * *

…et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.

_ Abraham [Bram] Stoker, Dracula.

Cette phrase tirée du célèbre roman ‘’Gothique’’ du XIXème me revint soudainement alors que je passais en cette radieuse matinée de Novembre la place des Martyrs allant vers Bab-Idriss, avec pour destination finale le ciel, le soleil, et la Méditerranée d’Aïn-el-Mraïsseh.

Après le brouhaha de Dora, les embouteillages de Bourj-Hammoud et les quartiers denses de Mar Mikhael, le vide et le silence de la place des Martyrs avaient de quoi jeter dans l’âme un trouble indéfinissable.

Cela faisait bien deux bons mois que je ne m’étais aventuré en ces parages, et le changement qui y était advenu durant cette courte période n’en paraissait que plus flagrant.

Devant l’immeuble de la municipalité de Beyrouth, une double rangée protectrice de blocs en béton s’étalant presque jusqu’à Bab-Idriss avait fait son apparition, ainsi que des fils barbelés à l’embouchure de la rue des Banques et celle de Maarad. A ma gauche, les nouveaux cafés-trottoir du ‘’Downtown’’ étaient presque tous fermés, et ceux plus rares à ma droite affichaient des tables quasi vides. Partout n’étaient que véhicules militaires, bandes jaunes d’interdiction et patrouilles armées.

Mais ce qui me frappa le plus au fur et à mesure que j’avançais, était l’absence notable de vie dans ces parages sensés abriter les ruches les plus actives de la nouvelle élite Libanaise. Les passants étaient rares, la circulation presque nulle, et ce silence insolite en beau milieu de semaine, semblable à celui d’une paresseuse matinée du Dimanche, la sérénité en moins….

Arrivé au croisement de chemins où se tenait la carcasse calcinée de ce qui fut un jour le ‘’Holiday Inn’’, je jetais un coup d’œil à travers la route qui descendait vers la mer, vers ce nouvel Alcatraz de luxe : ‘’le Phœnicia’’, où se trouvaient séquestrés derrière une nouvelle forêt de blocs en béton, de véhicules blindés et de sentinelles équipées comme pour la reconquête de Jérusalem, une quarantaine de repris de justice, logés aux frais de sa gracieuse majesté Wahhabite.

Une mouche bleue n’y aurait pas passé ; mais les putes de luxe aux dernières heures de la nuit étaient une autre histoire…

Je continuais donc mon petit bonhomme de chemin, ricanant sous cape de cet étalage impressionnant d’armement ultramoderne et de guerriers farouches dont la bravoure devant l'ennemi lors de la désormais illustre ‘’Marjeeyoun tea party’’ en 2006, est restée légendaire.

* * * *

Depuis le départ de mon cher Abou Ragheb parti pour le pays des Kangourous¹, et la fermeture définitive de son kiosque par son neveu Moussa qui ne fit pas long feu après lui, je prenais mon café à Aïn-el-Mraïsseh un peu au hasard, là où j’en trouvais.

Dernièrement, j’avais jeté mon dévolu sur une demi douzaine de cafés sommaires qui bordaient les deux côtés de la rue qui menait au ‘’Hard Rock Café’’. Telle fut ma surprise de retrouver cette artère d’habitude si grouillante de trafic et de monde, aujourd’hui fermée, vide et morne, écrasée par un silence lourd et oppressant.

Je finis par dénicher un café à moitié ouvert, dont les sièges empilés les uns sur les autres dans un recoin, m’apprirent que j’étais arrivé in extremis alors qu’il n’était que 4 heures de l’après-midi.

Boire une longue rasade d’eau fraîche à même le goulot après des heures de soif et de soleil, siffler une première gorgée d’espresso tout chaud et tirer une première bouffée de cigarette, sont des petites joies intenses que ne dédaigne aucunement l’épicurien aguerri qui à expérimenté les plaisirs les plus raffinés que l’existence puisse offrir ; et le banc de pierre face à la Méditerranée qui accueillit sans broncher mes vieux os fatigués est une place de choix que je ne troquerais, même contre un siège au paradis.

Le paradis c’est quoi au fait, sinon ces rares et précieux moments furtifs de félicité complète où l’on oublie tout pour ne penser plus à rien, sauf à se gaver de beauté, d’extase et de bonheur.

Un coucher de soleil grandiose dans un ciel de Novembre pur comme du cristal sur une mer douce et calme comme l'éternité.

En cette saison, les nuits tombent brusquement sans prévenir. C’est ainsi qu’après le bain de jouvence fait d’or solaire et de lumière qui me raviva le corps et me purifia l’esprit, l’ombre gagna furtivement ma place et l’air frisquet de la nuit me rappela qu’il était temps d’enfiler mon coupe-vent noué autour de ma ceinture.

C’est alors que je découvris que j’étais pratiquement seul sur mon banc de pierre au milieu de cette longue avenue déserte et obscure où l’on n’entendait que le chuintement des vagues désormais invisibles, dans une ville qui avait peur.

Une scène me revint d’un documentaire extraordinaire tourné par le grand Luis Buñuel intitulé : « Las Hurdes, tierra sin pan » (Terre sans pain) où l’on vit un enfant traversant une rue déserte traînant derrière lui un linceul blanc...

Lentement, je rebroussais chemin vers le parking de l’hôtel Vendôme où je pouvais encore me trouver un taxi qui me ramènera chez moi.

Ibrahim Tyan.

¹) Voir : Allah ma’ak ya Hajj et bon vent.

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Thursday, November 8, 2007

Sofia Orthi.



Sofia Orthi, du Grec : ''Écoutons la Sagesse'', aussi : ''Alignons nous devant la sagesse''.
_ Formule répétée durant la messe Chrétienne selon le rite Byzantin.



_ Scène I

Parmi les premiers visiteurs du président Chéhab récemment élu en 1958, fut l’ambassadeur d’Iran qui lui remit de la part du Chah un cheque de $ : 80.000, lui dévoilant par la même occasion qu’il s’agissait là d’une cotisation mensuelle régulièrement versée par l’Iran depuis nombre d’années au président de la république Libanaise, suivant les termes d’un accord tripartite établi entre le Chah d’Iran, le président Chamoun et la CIA, pour le renforcement des FSI et du système Libanais de contre-espionnage, dans le cadre de la lutte générale au Moyen-Orient contre la montée du communisme.

Fouad Chéhab accepta le cheque, mais demanda aux renseignements de l’armée qu’une enquête discrète soit ouverte sur-le-champ pour tirer cette affaire au clair.

Entretemps le lecteur averti aurait déjà conclu de lui-même que le résultat de cette enquête confirma que les FSI et le Deuxième Bureau Libanais de renseignements ne reçurent jamais un sou vaillant de cette subvention.

Par contre j’en connais une importante figure politique, issue d’une modeste famille montagnarde traditionnellement fauchée, qui s’était fait bâtir à la même époque une villa de rêve au ras des vagues, avec un port intérieur façon films de James Bond, pour amarrer son yacht presque devant la porte de sa chambre à coucher.

_ Scène II

Selon une étude de l’UNRWA publiée en 2005, le nombre de refugiés Palestiniens résidents au Liban serait estimé à 400.582. La Syrie en hébergerait 424.650, les Etats-Unis entre 150.000 et 200.000, et quelque 50.000 à 80.000 en Egypte.

Mais pour commencer, pourquoi Béchara eL Khoury et Riyad Bey el Solh avaient-ils accepté en 1948 cette distribution inéquitable qui chargeait le Liban d’un fardeau bien au-dessus de sa taille et de ses capacités ?

Est-il vrai que le silence des dirigeants Libanais de l’époque fut monnayé à un prix tel, que leurs arrières petits fils continuent aujourd’hui à en mener une vie de Pacha entre Paris et Las Vegas ?

_ Scène III

Durant les années 1950, Ahmad Bey el Assaad, en ce temps là un des Barons Chiites les plus éminents du Sud Liban, eut pour son rejeton Kamel Bey destiné à prendre un jour sa relève, un mot que je qualifierais d’outrageusement savoureux.

_ Fils, lui dit-il ; je n’ai pas grande richesse à te léguer, mais je te laisse en héritage quelque 500.000 ânes bien dociles desquels tu pourras faire ce que tu voudras.

_ Scène IV

Quelles étaient les raisons véritables qui poussèrent Saëb Bey Salam à fomenter un soulèvement armé à Beyrouth en 1958 ? Etait-ce pour empêcher l’adhérence du Liban au ‘’pacte de Bagdad’’, ou pour en faire du pays, (en ce temps là enviablement stable et prospère), un satellite de la RAU ?

Et pourquoi Kamal Bey Joumblatt, de sa montagne du Chouf prit-il part active à ce soulèvement, malgré son dédain prononcé, [lui qui se targuait de gauchisme et de progressisme], pour Saëb Salam, Gamal Abdel Nasser et tout ce nationalisme Arabe de pacotille ?

Enfin pourquoi Rachid Effendi Karamé, homme de l’Arabie Saoudite et conformiste-type, s’est joint dans le Nord à cette guérilla armée dont les deux autres têtes représentaient respectivement le Nassérisme révolutionnaire et le gauchisme radical, tous deux ennemis jurés de royaume Wahhabite ?

_ Scène V

Pourquoi Kamal Bey Joumblatt s’allia en 1975 avec le refugié Yasser Arafat contre ses compatriotes Libanais, et qu’espérait-il en récolter en mettant avec l’aide du Palestinien son propre pays à feu et à sang ?

_ Scène VI

Qu’attendait donc le Cheikh Bachir Gemayel de la part de ces Libanais qui avaient pourtant vu leurs villages rasés, leurs récoltes brûlées et leurs enfants écrasés par les mêmes chars Israéliens qui le portèrent au pouvoir en 1982 ?

Est-t-il concevable que Le champion des Chrétiens ait poussé la candeur politique jusqu’à croire qu’il pouvait être si lourdement redevable aux Israéliens, sans en devenir pour autant leur vassal ?

Aujourd’hui les Chrétiens Libanais en pleine crise existentielle se détournent de leurs véritables hommes de valeur pour idolâtrer la mémoire de leur Cheikh martyr, qui n’avait jamais hésité de son vivant à expédier vers un monde meilleur tout Chrétien dont les vues ne concordaient pas avec les siennes.

Digne héritier du manichéisme phalangiste paternel, le jeune Chef y ajouta le meurtre comme solution radicale à tout antagonisme ou concurrence politique. Le massacre de ses alliés PNL à Safra, des Arméniens de Bourj Hammoud ou celui de la famille Frangié à Ehden, restent des exemples éloquents parmi tant d’autres.

Epilogue.

Tout comme fut le cas pour un John F Kennedy, une mort violente et prématurée vint conférer chez l’imaginaire populaire, une aura mystique autour de l’image de Bachir Gemayel, parti bien à propos avant que l’érosion implacable du pouvoir ne vienne exposer au grand jour son indubitable médiocrité.

* * * *

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme.
_ Rabelais.

Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ?
_ Molière, l’Avare, Acte IV scène 7

Une première interrogation après considération du rapide rembobinage historique effectué ci-dessus pourrait bien être : Que fait donc courir de la sorte les Libanais ?

Après avoir expérimenté la stabilité, la floraison, la guerre civile et le chaos. La souveraineté et l’occupation. L’aisance et la pauvreté. La victoire et la défaite. La révolte et la soumission. L’ordre et l’anarchie. L’intégrité et la corruption. Le nationalisme, le socialisme, le capitalisme, Le fondamentalisme et l’anarchie. La fidélité et la traîtrise. L’espérance et le désespoir, les Libanais en sont toujours au même point qu’hier et semblent se mouvoir aujourd’hui au sein d’une sorte de ‘’remake’’ des mêmes scènes citées au début de cet article.

Seuls ont changé les dates et certains acteurs

La quête du bonheur, objectif fondamental de l’humanité à toujours prouvé être une sorte d’utopie. Ceci est dû au fait de le rattacher à des sources qui lui sont étrangères telles la richesse, le succès, le pouvoir, etc.

En 1960, le président Fouad Chéhab élu deux ans auparavant, exprima le désir de démissionner de son poste, estimant qu’il avait accompli sa mission en ramenant le Liban à des conditions normales après l’insurrection civile de 1958. Seule la pression populaire le fit changer d’avis.

En 1964, une forte majorité parlementaire proposa d’amender la constitution afin de permettre à Chéhab de se représenter pour un second mandat assuré. Ce dernier refusa catégoriquement.

Le plus grand président que le Liban ait jamais connu n’était pourtant point un foudre d’intelligence, ni une ‘’bête de politique’’ et certainement pas un leader charismatique. Mais sa modestie, sa discrétion et son intégrité légendaire cachaient une qualité encore plus précieuse parce que rarissime : La Sagesse.

Deux philosophes peuvent bien se contredire ; deux hommes de science, avoir deux théories différentes concernant un même sujet ; mais deux sages ne peuvent qu’être toujours en harmonie.

L’intelligence, la science et la culture, si essentielles pour le développement, la progression et la continuité du genre Humain demeureront incomplètes sans l’apport de la Sagesse que beaucoup confondent avec les trois attributs déjà cités.

L’omniscience, la juste appréciation des choses, le discernement parfait entre le bien et le mal fondé sur la raison et l’expérience ainsi que la bonté infinie en sont quelques facettes.

Qu’importe si mon discours soulève le sourire narquois de certains esprits qui se croient Cartésiens et qui n’en sont finalement que déshydratés, je continue à croire fermement que le grand drame de la majorité des Libanais et de la totalité de leurs dirigeants est leur manque tragique en sagesse.

Tel Diogène arpentant avec sa lampe les ruelles d’Athènes à la recherche d'un homme,

Je cherche dans mon pays, un sage.

Ibrahim Tyan.

* Visitez « Les carnets du Beyrouthin ».

Thursday, November 1, 2007

Paradise café.





Les deux photos d’en tête représentent respectivement une partie de la place des Canons d’il y a très longtemps et l’immeuble de la préfecture de police, rasé depuis par les bulldozers de la rapacité. (Cliquer pour agrandir)

* * * *

Le texte qui suivra fait en quelque sorte suite à deux articles déjà parus sur ce site et qui sont :

_ Ombres et visages.
_ Main basse sur la ville.

* * * *

En traversant la rue des banques pour descendre de la place de Riyad el Solh dans l’ancien Beyrouth d’avant-guerre vers la région de Bab-idriss, puis en empruntant de là, la vieille route du tramway pour se rendre à la place des Martyrs pour ensuite remonter jusqu’à la place Debbas située aux confins des trois rues de Monot, Damas et Bechara–el-khoury, on aurait fait le tour de l’essentiel des quelque 400 ha, qui formaient le centre de la vieille ville de Beyrouth.

Mais le milieu du centre et le cœur battant de cette ville était incontestablement la place des Martyrs, appelée aussi place des Canons ou encore plus communément la place du ‘’Bourj’’ et peut-être « Place de la Liberté » dans un avenir plus ou moins proche ; perspective dont la seule idée suffit pour me donner froid dans le dos.

Avant de devenir un espace-symbole de la domination d’une oligarchie au pouvoir qui s’en empara sans scrupules, l’extorquant sauvagement à ses propriétaires légitimes pour en faire un territoire hostile en discontinuité morphologique brutale avec le restant de la ville, la place des Martyrs d’avant-guerre conservait encore ce parfum rare et exquis qui caractérise tous les lieux préservés d’une modernité exclusivement argentifère.

De jour, telle une ruche d’abeilles en effervescence, la place fourmillait de voitures, de bus et de gens. Les appels incessants des chauffeurs de taxis-services en partance pour Aley, Bhamdoun, Zahlé, Saïda ou Tripoli, se mêlaient aux klaxons de la circulation dense, aux cris des vendeurs de galettes chaudes [kaak], du cliquetis caractéristique des tasses des porteurs de café Arabe à la cardamome et du tintement cuivré des petites cymbales des vendeurs de boissons fraîches telles la limonade, le Souss, le Jellab et le Tamarin servis dans de grands verres avec de la glace pilée. Les coups de sifflets stridents des agents de circulation contrastaient avec leur visible résignation devant la vanité de leurs efforts pour instaurer un peu d’ordre et de discipline dans cet imbroglio aussi inextricable que pittoresque.

Deux cents ans d’histoire, d’architecture et de civilisation étaient résumés à travers les immeubles, les édifices et même les pavés de cette place où chaque recoin recelait ses propres contes et souvenirs. Mais c’était surtout la Méditerranée, invisible mais omniprésente qui conférait à cet endroit un aura imperceptible, telle une vibration subtile et indétectable dont la magie intoxicante se reflétait sur les êtres et les choses.

L’appel du muezzin de la mosquée Al-Omari rejoignait les carillons des clochers de la cathédrale de Saint-Georges pour se mêler aux cris des colporteurs ambulants et du fracas des pions du Trictrac [Tawlé] que les joueurs dans les cafés abattaient énergiquement à chaque coup gagnant.

Deux détails sautaient tout de suite aux yeux de l’observateur des cafés de la place des canons : leur ancienneté et leur vastitude. Que cela soit le célébrissime ‘’kahwet-el-kezaz’’ [l’authentique] ou café du ‘’Hijaz’’ de son nom véritable, qui se trouvait à l’emplacement de l’actuelle mosquée Mohammad el Amin, ou du ‘’café de la République’’ dont le nom fut prémonitoire pour deux jeunes avocats débutants qui s’y retrouvaient souvent et dont les noms étaient respectivement Me. Camille Chamoun et Me. Charles Helou, ou encore du café ‘’Al Fardauss’’ situé au second étage d’un immeuble presque bicentenaire et sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Chacun de ces cafés était un monument historique en lui-même affichant un pedigree impressionnant de personnalités Libanaises, Arabes et étrangères illustres qui le fréquentèrent, et d’événements mémorables qui furent décidés sur ses tables et à l’abri de ses murs.

Les Beyrouthins indécrottables commencèrent par considérer avec méfiance l’établissement en 1960 du café moderne ‘’La Ronda’’ sur la place des Canons, et qui détonnait avec ses vénérables homologues centenaires par l’absence du narguilé et du jeu de Trictrac, mais aussi par ses tables en formica noir, ses sièges en chrome et plastique rouge, ses grandes baies vitrées et son esthétique résolument futuriste. Mais lorsque les regrettés, Selim el Lawzi, Nizar Kabbani, Nasri Chamseddine et Gary Garabedian y établirent avec d'autres leurs quartiers généraux, le public suivit et ‘’La Ronda’’ rentra dans la ronde.

Jadis, la place des canons fusionnait dans son creuset tous les éléments du tissu organique et social Beyrouthin et Libanais. Le passé et le présent s’y mêlaient intimement, Le commerce, les arts et les plaisirs, L’élite, l’aristocratie et la haute bourgeoisie, la plèbe, la pègre et la prostitution s’y côtoyaient pour former cette fantastique sédimentation incroyablement fertile qui fit de Beyrouth La Perle du Levant et le dernier survivant des paradis Méditerranéens.

Lors d’un de ses pèlerinages à Beyrouth vers les débuts du XXème, le célèbre Ahmad Chawki, gloire de l’Egypte et ‘’Prince’’ élu des poètes de son temps, également fin gourmet et connaisseur en la matière, fut tellement subjugué par les affriolantes merveilles auxquelles il goûta à la place des canons chez ‘’Bohsali’, qu’il en composa sur le champ un quatrain qu’il dédia gracieusement au célèbre pâtissier Beyrouthin.

Ce quatrain existait encore en 1975, gravé sur le marbre chez ‘’Saadeddine Bohsali &fils’’ à la place du Bourj et qui citait notamment qu’à son heure venue, le poète avait choisi de n’emporter avec lui que deux souvenirs : Le goût des lèvres de sa bien-aimée, et celui du ‘’baklawa’’ de Bohsali.

Exquis, non ?

La nuit, une sorte d’envoûtement s'emparait de la ville. A partir du coucher du soleil, les bruits de la journée cédaient progressivement la place à la musique, car la place des Martyrs avait aussi ses cabarets bien à elle ; certes moins raffinés que ceux de Zeitouné ou de la rue de Phénicie, mais non moins illustres et bien plus achalandés en beautés naturelles et authentiques venues de tous les coins du Levant et du bassin Méditerranéen. Les voix féminines de l’Orient issues des lieux de plaisirs nocturnes tels le ‘’Nadi el Chark’’ ou le ‘’Parisiana’’, virevoltaient au son de la flûte et du tambourin dans les rues, alors que dans les ruelles ‘’chaudes’’ derrière l’immeuble imposant de la préfecture de police, des enseignes en néon portant chacune le nom d’une fille s’illuminaient l’une après l’autre.

C’était à l’entrée d’une de ces ruelles que se tenait une modeste gargote qui ne payait guère de mine. Pourtant il fallait se mettre en rang et attendre patiemment son tour pour y trouver une place vacante; car le méchoui, le kafta et le hoummous qu’on y servait étaient sans exagération les meilleurs au monde, je parle évidemment du ‘’Kobrosli’’ qui laissait tous les autres restaurateurs de Beyrouth, y compris le fameux et sophistiqué ‘’Ajami’’ loin derrière lui. C’est là qu'assis à une méchante table, je me suis retrouvé quelquefois avec une personnalité éminente d’un côté et de l’autre le truand le plus notoire.

Al FARDAUSS.

Imaginez un local immense éclairé de jour et de nuit par d’innombrables châssis de néon, suspendus au plafond par des chaines en cuivre ; telle est ma première description du café ‘’Al Fardauss’’ [en Français : Le Paradis] situé au deuxième étage d’un immeuble presque bicentenaire à l’ouest de la place des canons face à la statue des Martyrs.

Fidèle à la tradition des cafés de la place, les dimensions du ‘’Fardaus’’ étaient tout simplement inimaginables par rapport aux critères d’aujourd’hui. Dans l’immense salle principale destinée aux joueurs de Trictrac, de dames et d’échecs ainsi qu’au narguilé, d’innombrables rangées de magnifiques tables à la surface polie en marbre blanc reposant sur un socle en fer forgé étaient disposées avec leurs sièges en rotin noir cannés de beige à une distance respectable les unes des autres. Un autre signe d’une époque révolue où la gestion carotteuse et mercantile n’avait pas encore pris le dessus sur le confort du client et son bien-être.

Dans une salle contigüe aux dimensions plus ‘’modestes’’, s’étalaient une douzaine d’énormes tables de billard alignées en deux rangées parallèles avec un plafonnier suspendu au-dessus de chaque table. On pouvait en cliquant les touches de compteurs mécaniques en cuivre encastrés dans le mur derrière chaque table marquer les scores respectifs des joueurs.

Pour les joueurs de cartes, le ‘’Fardauss’’ disposerait d’une troisième salle aux tables rondes tapissées de feutre vert, éclairée par de superbes luminaires en verre plombé et coloré dans le plus pur style Tiffany.

Le terme « Baroque » n’est pas assez fort pour décrire l’impression générale que dégageait l'endroit ; et quoique les arcades et les colonnades de la grande salle fussent de style Ottoman, le carrelage en marbre blanc bordé de noir et les fresques murales étaient du plus pur style florentin tandis que la salle des jeux de cartes rappelait curieusement l’Angleterre Victorienne. Le tout, légèrement fatigué, un peu vieillot, mais délicieusement romantique et art déco par endroits, ressemblait à un croisement entre un saloon du Far-West, une ancienne maison close de luxe et une brasserie Parisienne du début du XXème. Un décor digne d’un Toulouse - Lautrec ou d’un Dostoïevski.

Mais l’atout principal de l’endroit était le personnel. Une véritable petite armée de serveurs vifs et dégourdis sous le haut commandement de leur chef suprême : Hamdi ; un vieux dur à cuire d’ancien Beyrouthin, court sur pattes, râblé, la tête chauve et le visage rougeaud orné d’une superbe moustache blanche, toujours sapé impeccablement d'un gilet noir, d'une chemise blanche et d’un long tablier blanc à la Française qui lui recouvrait le bas du corps. Détail amusant, Hamdi, comme tous les authentiques cafetiers Beyrouthins de son temps, se mettait un point d’honneur à transmettre de sa voix de stentor les commandes des clients en Turc. Que de fois ne l’ais-je entendu brailler à un garçon en pointant du doigt le narguilé d’un client qui menaçait de s’éteindre : Nari-Kiiiii !

Un autre point fort de ce café était ses balcons immenses qui offraient une vue panoramique imprenable sur l’ensemble de la place des Canons. C’est là que j’aimais m’asseoir au cours des soirées d’été, seul de préférence sauf un bon narguilé Ajami et deux doigts de Scotch (à renouveler) additionnés d’un doigt d’eau fraiche et de trois glaçons.

Au beau milieu de la place, la statue des Martyrs scintillait comme un diamant sous les faisceaux de projecteurs venus des quatre coins du site splendide tout en marches de marbre qui lui servait de socle.

Une caressante voix féminine émana de l’horloge parlante à fleurs et me parvint avec la brise nocturne jusqu’à mon balcon au ‘’Paradis’’ pour m’annoncer en trois langues différentes qu’il était minuit.

Et comme à chaque midi et minuit, l’annonce était suivie de l’hymne national.

A cette époque, on y croyait !

A l’ombre de mon Beyrouth adoré, tel Souleiman le Magnifique au pinacle de sa gloire, je dégustais à petites gorgées de bonheur, les délices d’un moment que je croyais eternel, indifférent aux tourments qui agitaient le monde extérieur, inconscient des ailes du malheur qui se déployaient déjà au-dessus de mon pays.

* * * *

Debout sous le soleil de Novembre au milieu du centre de Beyrouth désormais délimité par le campement du Hizbollah sur la place Riyad el Solh, des barrages de l’armée à l’ouest de la place des Canons et du bivouac du Tayyar du côté de la place Debbas, je contemplais le cœur jadis battant de Beyrouth, désormais réduit à un espace d’envies et de jalousies qui ne réponds plus qu’à la voracité d’une classe sociale limitée, stratégiquement positionnée dans une conjonction historique particulière et éphémère.

Le centre ville, reconstruit en rupture délibérée de tout lien avec la ville et le pays qui l’entoure, ce ghetto doré incrusté au cœur d’une cité qu’il ne reconnaît plus comme son prolongement naturel, et qui se refuse désormais d’en être le centre qui vit d’elle et qui la fait vivre, est une invitation ouverte à la violence urbaine.

C’est de cet espace aujourd’hui figé et en état de siège que fusera la première étincelle qui allumera le brasier des confrontations futures entre les Libanais.

Seule une autruche en verrait autrement.

Ibrahim Tyan.


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